De la Perse à la France
Le Tapis par les frères Ysmailoff
De la Mer Noire à la Mer Caspienne, une barre rocheuse culminant à plus de 5600 mètres s’étire sur 1200 km. C’est la Perse ancienne, l’une des chaînes de montagne les plus élevées et les plus mal connues de l’ancien monde. C’est la Colchide où les Argonautes cherchèrent en vain la Toison d’Or. C’est la Perse où se serait échouée, sur le mont Ararat, l’arche de Noé.
Trait d’union entre l’orient et l’occident, lieu de passage où déferlèrent tous les grands conquérants, creuset de races et de cultures, la Perse vit s’épanouir et se succéder les plus riches civilisations. C’est le berceau du clan Ysmailoff, la source à laquelle s’abreuve une tradition séculaire de créateurs de tapis.
C’est à Tabriz, au nord-ouest de la Perse, située au cœur de l’ancien Azerbaïdjan, au carrefour des routes reliant le plateau Iranien à la Mer Noire et aux pays du Caucase, que naquit le patriarche du clan. C’est là que nous apprîmes, très tôt, au son des chants de nos proches, les premiers rudiments de la confection des tapis d’art. C’est là que nous reçûmes en héritage, pour le transmettre un jour à notre tour, ces gestes ancestraux qui ne s’oublient jamais.
Patiemment, jour après jour, heure après heure, mon frère apprit devant son métier à tisser les mille et un secrets de l’art du tapis. Alliées à une dextérité exceptionnelle, ces connaissances font de lui un artisan et artiste hors du commun, reconnu des ses pairs. La restauration ou le nettoyage des tapis, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, n’ont pas de secrets pour lui. Lorsqu’il se trouve confronté à un tapis de qualité, mutilé ou déchiré, c’est avec la conscience ou le courage de celui qui se sait investi de la mission de sauver une œuvre d’art unique qu’il se met à l’œuvre. Patiemment, en utilisant des matériaux et des teintes exclusivement naturelles, chaîne après chaîne, il restitue les motifs disparus dans les tons exacts de ceux qui subsistent..
Pour ma part, j’ai acquis à l’université les connaissances nécessaires pour pouvoir transmettre l’image et la vie de mon peuple. L’histoire du tapis se confond avec l’histoire et l’âme de cette région du monde. Ainsi, le plus ancien tapis à points noués connu est le célèbre tapis découvert à Pazyryk dans l’Altaï qui, pour moi, à clairement été réalisé en Perse. Daté du Vème siècle avant Jésus Christ, il représente un important degré de sophistication qui postule l’existence d’une tradition déjà bien établie.
Hormis les quelques fragment de tapis à points noués découverts dans les fouilles du Turkestan oriental (IIIe et IVe siècle après J.C), on ne possède aucun autre point de repère jusqu’aux modèles médiévaux d’Asie Mineure, sans doute à la faveur des migrations des Seldjoukides.
Bien que ces migration aient commencé dés le XIe siècle, les plus anciens tapis connus de cette période, au nombre seulement de quelques-uns, datent des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Ils appartiennent à deux groupes : un groupe aux formes géométriques et végétales très stylisées, un groupe à motifs zoomorphes connu par des tableaux occidentaux contemporains.
Avec la fin du XVe siècle et jusqu’à à la fin du XVIIe siècle, s’ouvre l’époque « classique » du tapis. En Asie mineure et dans le Caucase se fixent, dans la continuité de la grande tradition Perse, les motifs et les dessins qui vont traverser les siècles. Ainsi, aux motifs zoomorphes des tapis médiévaux, succèdent les « tapis de dragon » du Caucase.
Si vous avez l’occasion de visiter le Staatliche Museum de Berlin, vous pouvez admirer l’un de ces magnifiques tapis anatoliens du XVe siècle, représentant le combat du dragon et du phénix.
Les pièces aussi rares ne peuvent se voir aujourd’hui que dans les musées ou quelques collections privées. A partir de la dynastie des Safavides (1501-1721), les meilleurs artistes et ouvriers se concentrent dans de grands centres urbains : Tabriz –Khorassan- Kâchan – Kirman -Hamadan et… Gouba – Chirvan – Gandja – Kazakh – Karabakh etc …
Avec le XVIIIe siècle, une multitude de petits et moyens ateliers succèdent aux grandes manufactures, ce qui entraîne une importante dispersion des motifs et des échanges accrus entre les différents centres de production.
La créativité des artisans se manifeste par l’invention de nouveaux motifs tels que, par exemple, le Mihrab dont le succès se nourrit de l’importance croissante des tapis de prière. Durant tout le XIXe siècle, on retrouve cette diffusion des motifs et cette créativité qui, de nos jours, se montrent plus vivantes que jamais, à travers de très grands artistes contemporains.
Ce que représentant le tapis pour moi :
Un message de Paix
Le tapis a toujours constitué un message et un lien en même temps que l’un des biens les plus quotidiens et les plus précieux des hommes de notre peuple.
Il faut utiliser dés l’origine comme médiateur et vecteur de paix. Lorsque l’on voulait se concilier une personne, un clan, une tribu, un souverain, on lui offrait un tapis.
La magnificence de la pièce, ses couleurs, ses motifs et ses inscriptions étaient autant d’expression du respect et de l’honneur que l’on conférait à celui qui le recevait. C’est ainsi que le tapis a enrayé bien des conflits et qu’aujourd’hui encore, il possède ses « lettres de diplomatie »
Un testament spirituel
Message aussi, très fort, que ces tapis réalisés par certains artisans et artistes pour eux-mêmes. Ils ont passé en général des années sur cette œuvre, fruit de création propre, dans laquelle ils ont couché avec amour, poésie et force ce que certains écrivains ont dénommé « Ce que je crois ».
La plupart de ces « tableaux » représentent en effet une sorte de testament spirituel où, par le dessin qu’il crée, les couleurs et les symboles qu’ils utilisent, l’artiste retranscrit sa vision du monde, les âges et les épreuves – dans leur sens initiatique – de la vie …..
La puissance des symboles
Le tapis fait totalement partie de la vie de notre peuple. On le trouve sur le sol ou aux murs, en tapis d’usage ou de décoration.
Le tissage s’étend également aux superbes selles, coffres etc … qui sont autant d’objets quotidiens et précieux. En ayant de la sorte introduit cet objet dans son quotidien, notre peuple s’expose à baigner chaque jour et à chaque instant dans l’univers des symboles.
Le tapis foisonne en effet de symboles extrêmement variés et l’enfant qui commence sa vie bien proche du sol, sera depuis son plus jeune âge confronté au sablier qui mesure le temps, au dragon qui protège sa maison, au cyprès qui lui murmure que la vie est éternelle.
Les couleurs lui rappellent les éléments, « terre – feu – eau – air ».
Il découvrira le dessin à travers les déliés des floral ou curvilignes élégantes, les formes plus géométriques, les animaux qui courent sur les tapis, sans oublier la végétation et l’arbre de vie. Chatoiement des couleurs, savante harmonie et équilibre des dessin, force rassurante de signes intemporels.. quand je regarde un tapis que j’aime, il me procure apaisement, joie et force et l’amour.
Le devoir de perpétuation
Tous ceux qui sont intimement convaincus que le tapis participe de l’âme et de la culture de notre pays ont permis que cette tradition artisanale très forte continue à vivre.
C’est notamment le cas de Maitre RASSAM ARABZADEH né en 1914 à Tabriz et dont 74 de ses tapis, qui sont des œuvres d’art exceptionnelles jamais mis en vente de son vivant, sont aujourd’hui exposées dans un musée à Téhéran. Cet art doit beaucoup aux dessinateurs, teinturiers, artistes et artisans qui se sont consacrés, leur vie durant, au service de cette cause. C’est aussi, avec passion, le but que nous nous sommes donné, mon frère et moi.
Sauver des pièces menacées de disparition afin que ces éléments du patrimoine et de l’histoire puissent enthousiasmer les générations suivantes, faire connaître et répandre le goût des chefs-d’œuvres des artistes et artisans d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi, à travers cet objet indissociable de la vie de notre peuple, le tapis, faire découvrir et partager aux autres un certain art de vivre millénaire, une façon harmonieuse d’être et de concevoir l’existence : telle est notre mission.
C’est pour cette raison aussi que j’ai choisi d’enseigner à l’Ecole des Arts et Techniques ainsi qu’à l’Institut de formation aux Métiers de l’Art.